STEPHANE DELORME
La première impression
(Sombre précipité)
L
'effet d'image devant un film peut nous mener au moins dans deux directions. D'abord celle de l'hallucination, perception sans objet, vision ex nihilo qui se débarrasse d'une partie du visible (ou du visible tout entier) pour y intégrer (ou y substituer) une image spontanée. Déliée de la réalité, l'hallucination plie entièrement celle-ci à une loi psychique. La deuxième direction nous mène vers l'expérience beaucoup plus commune de l'impression, de l'erreur, de la " malvision ". Une image effective est mal vue(1). Au contraire de l'hallucination, l'impression prend appui sur un support visible : elle creuse les objets pour se faire une place parmi eux, elle regroupe des points épars pour en faire une figure, elle met en forme de manière insatiable. L'impression déforme moins le visible qu'elle ne l'informe. Ce peut être une lente méthode de regard : le travail de contemplation laisse cours à l'imagination (ainsi l'apprentissage du peintre, les yeux rivés sur un mur taché, pour Léonard de Vinci). Ce peut être aussi une impression passagère, mais définitive, une première impression, lorsque d'un bond l'image saute sur son spectateur avant qu'il n'ait pu reprendre ses esprits. L'effet d'image est alors dû une accélération soudaine du visible.J'avancerai ici un exemple, récent, extrait de Sombre de Philippe Grandrieux. Nous sommes au tout début du film. Une voiture roule à la tombée du jour sur des lacets de montagne. Soudain, un deuxième bloc fait irruption – des enfants qui crient –, de façon d'autant plus brutale que l'image est accompagnée de sons stridents, climax de la montée sonore ménagée par les plans précédents. A cet instant, j'ai eu l'impression, il n'y a pas d'autre mot, que les enfants se trouvaient dans un car qui sortait de route. En réalité (dans le récit), les enfants se trouvent dans une salle des fêtes, les yeux brillants de joie et de peur, devant les gestes alertes d'un marionnettiste.
Qu'est-ce qui a pu produire cette impression ? Les deux blocs semblent pourtant hétérogènes, si ce n'est ce pont musical d'Alan Vega qui nous montre bien que les deux segments sont collés l'un à l'autre, que l'intensité du premier explose dans le second. Comment se fait-il qu'à la collision entre les deux blocs, une image apparaisse ?
Et d'abord, pourquoi parler d' " effet d'image " pour désigner ce qui n'est après tout qu'une erreur de jugement ? Cette impression d'image n'est qu'une illusion, une erreur de lecture, une perturbation bien légitime, vue la vitesse du montage, du stade préiconographique et donc de l'identification pure et simple.
Voir, ou lire ? La question est importante. On pourrait donc remarquer qu'à un signifiant (les enfants qui crient) correspondent deux signifiés successifs, l'un juste, l'autre non (l'accident / le spectacle). Le problème posé ne serait donc pas un problème d'image mais de signification. Or si le terme "effet d'image" semble plus adéquat (et donc voir, plutôt que lire), c'est parce que la séparation entre un signifiant (l'image comme objet à interpréter) et deux signifiés ne rend pas compte de la faculté productrice de la perception. Dans l'illusion ou l'impression, il n'y a pas un signifié à saisir ou une image à accommoder, mais bel et bien deux images : l'image fictive et l'image réelle, toutes deux effectives. Dire : "J'ai eu l'impression que ces enfants avaient un accident" suppose que j'ai vu cette image, donc que j'ai modifié l'image qui m'était montrée. Les fauteuils qui à l'écran sont en fait ceux d'une salle des fêtes ont bien été perçus comme les sièges d'un car. Aujourd'hui quand je revois cette séquence, les fauteuils restent toujours dans un entre-deux indécis, de telle sorte que l'espace indéterminé filmé par Grandrieux (concentré sur les visages des enfants) devient un mixte inquiétant qui garde en lui cette hypothèse de l'accident. Dans les faits (du point de vue de la narration et de la représentation), l'accident n'a pas lieu, mais pour mon regard encore aujourd'hui des fragments de cet accident demeurent dans le plan.
L'image de l'accident, elle, a bien eu lieu puisqu'il a fallu que je voie les sièges d'un car, un véhicule penché et des enfants terrifiés. La réduction sémantique ne rend pas compte de la puissance d'altération du regard. Le plan des enfants n'est pas un objet qu'il reste à désigner, c'est un support qui peut prendre plusieurs apparences possibles.
Qu'un plan dans son incertitude laisse naviguer le regard qui se raccroche à quelques indices pour produire une image (et non simplement du sens) est une expérience commune, que des films expérimentaux comme Tom Tom the Piper's Son de Ken Jacobs ou plus récemment One de Fred Worden, par exemple, peuvent donner à éprouver. L'image écranique est tellement vague et disponible que c'est à nous de construire une image : ce qui est à l'écran est littéralement donné à voir. L'exemple de Sombre est singulier, car ce qui produit cet effet n'est pas simplement un plan illisible (il faudrait dire " invisible ", si le mot ne portait à confusion), mais un montage de plans. Pas seulement deux, mais trois.
En revoyant la scène, je m'aperçois qu'entre les deux blocs, un "plan-pont", que j'avais " manqué ", fait la jonction : un panoramique (filmé depuis la voiture) sur les arbres du bas-côté ponctue le premier bloc, comme une sortie de route(2). Ce petit mouvement de panoramique sur le bas-côté n'a aucune utilité dans la première séquence ; par rapport à ce premier bloc, il a lieu en pure perte. Le mouvement de déroute du panoramique raccorde par-delà la rupture brutale des deux blocs avec le mouvement de caméra tremblant sur les enfants penchés qui crient. Il sert à nous faire perdre pied et à déclencher la seconde séquence. C'est par son inutilité et son inachèvement même (il est à peine esquissé que le plan des enfants vient l'interrompre) que ce plan peut devenir une pure intensité. Ce mouvement intermédiaire est moins fait pour être vu que pour intensifier le bloc suivant, pour le précipiter. L'effet d'image naît alors de la rencontre entre deux mouvements : la déroute du panoramique sur le bas-côté (le mouvement net et ascendant de la caméra semble même nous indiquer quelque chose) et le déséquilibre des enfants agités qui semblent tomber de leur chaise.
Un plan contamine l'autre, davantage qu'il n'influence la compréhension du suivant, car, encore une fois, la question ne porte pas sur le sens mais sur l'image. C'est toute la différence entre le montage de Sombre et l' " effet Koulechov ", où il n'est pas question de la création d'une image, mais de la lisibilité d'un rapport impliqué par un raccord sur regard. L'effet est proche de celui de Sombre et pourtant les deux ne se recouvrent pas. Il s'agit du "façonnage du spectateur"(3) et non du façonnage de l'image. Un sens est imposé au spectateur, mais d'un point de vue figuratif en revanche rien ne passe d'une image à l'autre. L'exemple de Sombre est différent : ce qui produit l'effet est une concordance de mouvements, c'est-à-dire un possible raccord de mouvement entre le panoramique sur le bas-côté et le décadrage sur les enfants qui crient, et des points d'accroche (les sièges) qui ne sont pas que des indices mais bel et bien des figures. C'est un fait de figuration qui ici accuse le raccord et permet de faire jouer ensemble les deux plans. Mais à revoir l'effet Koulechov, on s'aperçoit qu'un tel phénomène de contamination et non plus d'influence y est également présent : au moment du dernier montage, celui du visage de Mosjoukine et de la femme allongée, la blancheur de la femme passe soudain sur le visage de l'acteur, qui à cet instant (pour quelle raison ? ne s'agit-il pas du même plan ?) semble éclairé plus fortement. Cet étrange effet d'irradiation est purement figuratif, et c'est là où soudain le " raccord " fonctionne, non pas par la lecture imposée du montage mais dans le transfert d'un plan à l'autre.
C'est donc du côté des phénomènes de transfert entre images qu'on peut chercher les causes de l'effet provoqué par le montage de Sombre.
Comment le rapprochement entre deux plans d'intensité voisine peut-il produire un effet d'image ? On dispose au moins d'un modèle, le phénomène de " syntonie ", exposé par Pierre Schaeffer. Pierre Schaeffer se réfère à la théorie du masque en acoustique, relevant quatre phénomènes dans la rencontre entre deux sons d'origine différente, le masque, la séparation, le battement, et enfin, le plus intéressant, la création de sons subjectifs : " Lorsque les deux sons sont d'intensité voisine sans être pour cela de fréquence très voisine, ils ne sont plus entendus seuls, mais accompagnés de SONS SUBJECTIFS appelés " différentiels " et " additionnels " dont les hauteurs sont données par la différence ou la somme de fréquences des deux sons en présence. "(4) Ce son subjectif est une sorte de serpent monétaire qui navigue entre deux plafonds. Appliquant cette théorie au cinéma, Pierre Schaeffer dégage quatre relations entre l'image et le son : le masque, l'opposition, le synchronisme, et enfin, la " syntonie ", qu'il définit ainsi : " (…) des impressions d'égale force auditive et visuelle réagissent l'une sur l'autre pour donner une sensation résultante qu'il convient de rapprocher de ces sons différentiels ou additionnels de l'acoustique. Il y a enrichissement ou appauvrissement de la sensation, qui est globale. Elles sont en relation comme des " vecteurs " et donnent une résultante essentiellement subjective qui est l'impression propre au cinéma sonore quand il est efficace. "(5) Le commentaire de Pierre Schaeffer devient vague, et il ne mentionne pas ici d'effet d'image particulier, aussi distinct que les " sons subjectifs " de la théorie du masque. La syntonie n'est plus pour lui qu'un phénomène courant, signe de la réussite d'un film sonore.
Il n'en reste pas moins que le terme est précieux si on lui redonne la précision du phénomène évoqué par la théorie du masque : la création de sons (ou d'images) subjectifs, différentiels ou additionnels. Ce modèle est particulièrement utile pour analyser les phénomènes d'effets d'image dans le fondu enchaîné, la surimpression, ou éventuellement un rapport d'intensité entre une image et un son.
L'exemple de Sombre est pourtant différent puisque l'impression d'image naît certes au frottement entre deux images, mais non pas dans leur surimpression. Comme dans la syntonie, c'est au point de transfert mutuel des propriétés que l'image est produite, mais le montage suppose ici trois différences dans son rapport au temps : diachronie et non synchronie, instantanéité de la rencontre sans possibilité de prolongation, et surtout prise de vitesse (du film, du spectateur). L'impression est donc produite par un nœud bien serré de plans qui s'empressent de raccorder.
Il s'agirait alors moins d'une syntonie que d'une " précipitation " d'images. Une précipitation d'abord parce que soudain le montage s'accélère, le spectateur est pris de vitesse, comme dans une brutale sortie de route ; c'est pourquoi l'exemple de Sombre s'impose, illustration littérale (puisque thématique) de la déroute du film au moment de la précipitation. Ensuite et surtout parce que cette rencontre forme un dépôt, un effet d'image, un précipité. La contamination par le mouvement et la brutalité du choc entre les plans provoque dans l'esprit du spectateur une hypothèse d'image.
La précipitation est ce montage singulier qui par l'agencement local de plusieurs plans perturbe la vision d'une image et lui substitue une
première, et définitive, impression.Pour être plus précis, il faudrait remarquer que cet effet (l'hypothèse d'image) n'est pas le seul produit par la précipitation de Sombre. Cette impression s'accompagne de deux autres effets (qui ne sont pas des effets d'image) : un premier effet, physique, de vertige, produit par le déséquilibre de la caméra. Le spectateur tombe presque de son siège, il sombre dans un trou. Je laisse l'analyse de ce type d'émotion de côté, le prochain numéro de Cinergon y reviendra amplement. Deuxièmement, un effet de fiction : dans le trou ne naît pas seulement une image mais une fabulation. Cette image raconte : des enfants tombent dans un ravin, et l'émotion se nourrit aussi de cette horreur de voir un accident de montagne arriver à des enfants(6).
L'effet d'image raconte, et produit ainsi une petite fiction indépendante traumatisante. Ce " précipité " que la panique du regard précipite est comme un corps insoluble, incorrigible, qui se dépose et tombe au fond de la mémoire, pendant que le film reprend son cours et le récit ses droits.
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1
Il y a, bien évidemment, de nombreux moyens termes : une hallucination aussi singulière que le mirage peut très bien créer des images non pas à partir de rien, mais à partir d'une vague de chaleur qui s'élève du sol, nouvel écran pour des impressions d'images difficiles à arrêter (cf. Chott el-Djerid de Bill Viola).2
La sortie de route, et surtout la séparation brutale entre d'une part le trajet de la voiture et de l'autre la caméra, rime étrangement avec la bifurcation initiale de Voyage en Italie de Rossellini, décrite ainsi par Alain Bergala : " C'est alors que se produit une invraisemblable schizophrénie de l'énonciation : tout se passe comme si la voiture " voulait " aller à gauche et la caméra, elle à droite. " (Voyage en Italie, Yellow Now, 1990, p.19) Dans Sombre, la sortie de route n'est pas seulement souhaitée, elle est effective et définitive.3
Jacques Aumont, Alain Bergala, Michel Marie, Marc Vernet, Esthétique du film, Nathan, " Université ", 1983, rééd. 1994, p.162. Dans les théories soviétiques du montage, le spectateur est doublement " façonné " : son émotion est programmée et le sens des images lui est imposé.4
La revue du cinéma n°3, décembre 1946 : " L'élément non visuel au cinéma ", III : " Psychologie du rapport vision-audition ", p.51.5
Id., p.53.6
Je précise, car la proposition m'a été faite plusieurs fois, que je n'ai pas vu et que j'avais à peine entendu parler de De beaux lendemains d'Atom Egoyan, qui raconte justement cette horreur. Un film ici n'a pas pu contaminer l'autre.