MAXIME SCHEINFEIGEL

 

 L'émotion est d'abord un récit

 

L'émotion est un accident. Il n'arrive jamais qu'à soi. Comme naître, comme mourir, comme rêver peut-être. Il est en principe inattendu. Or, choisir d'aller voir un film, entrer dans une salle obscure, s'asseoir en face de l'écran, regarder, écouter, sont autant de gestes actualisant un programme prédéterminé. Que l'on sache ou non quelque chose sur le film à voir, que l'on conjecture ou non ce qui va se passer pendant la projection, que l'on soit un spectateur averti ou ingénu, tout cela ne change rien au processus et explique notamment qu'il a été possible, à Christian Metz et à ses épigones par exemple, de concevoir une théorie de la métapsychologie du spectateur de cinéma. L'émotion, quant à elle, existe aussi en théorie(s), dans la psychologie et la philosophie, dans l'esthétique et l'histoire de l'art aussi bien. Elle y est prise notamment pour une manifestation révélant comment cristallise une rencontre entre ces deux pôles distincts : le sujet humain, celui d'un modèle théorique virtuellement universel et le moi en personne, celui de l'événement singulier. Il est alors difficile de parler de l'émotion sans tenir compte de son enracinement dans le cas personnel, de son caractère nécessairement (auto)biographique. L'émotion est d'abord un récit.

 

SIX CHRONIQUES

De tous les récits d'émotion possibles, certains s'imposent à nous d'eux-mêmes, ils s'ordonnent les uns par rapport aux autres. L'on ne sait pas pourquoi. En tous cas, voici qu'ils forment ici deux catégories, elles-mêmes improvisées selon un critère non prémédité : la forme d'expression de l'émotion.

Première catégorie : la forme est extrême, rare. Elle concerne trois spectacles, trois récits d'émotion donc.

Récit n°1 - Ivan le Terrible vu à la Cinémathèque Française il y a très longtemps de cela. La nuit suivante, arrive un rêve dont la péripétie se déroule sur une scène de théâtre : un homme assis sur un tabouret, une corde autour du cou, murmure un air chanté. Ce rêve, pensons-nous immédiatement, est inspiré du film. L'impression la plus forte qu'il nous avait en effet laissée est celle-ci : les chants tenus par la voix de basse du pope mariant Ivan et les voix mêlées de basse et de baryton des énormes boyards célébrant la noce, filmés en plan-taille et en contre-plongée, nous ont saisi de surprise, ravi.

Récit n°2 - Parle avec elle de Pedro Almodovar. Une séquence nocturne se déroule dans le jardin d'une luxueuse villa. Le chanteur brésilien Caetano Veloso, s'accompagnant à la guitare, chante Cucurrucucù Paloma pour un public intense, recueilli. La voix est d'une suavité à la limite du supportable. Frisson tout physique, très intense, presque violent, comme s'il y avait du vent, comme si un courant d'air inattendu, trop chaud ou trop froid, traversait soudain le lieu où l'on se trouve. Ce frisson est unanime, nous semble-t-il : il parcourt visiblement les personnages du film et il atteint secrètement les spectateurs assis dans la salle, pensons-nous.

Récit n°3 - On est à l'opéra, au spectacle de Don Giovanni. Scène d'ouverture : Don Juan et Le Commandeur s'affrontent en duel. Les deux hommes sont vêtus d'une longue cape noire. Musique. Chant. Don Juan écarte les bras, les pans de sa cape ressemblent alors aux deux ailes d'un grand oiseau. Il en enveloppe Le Commandeur qui disparaît complètement à la vue. Le geste est lent, doux, tendre même, inexorable. Alors s'impose à nous un souvenir soudain et inopiné de Dracula, dans Nosferatu - le film inspiré à Murnau par le roman de Bram Stoker - penché sur Hutter, plongeant la chambre et le lit du jeune homme dans une nuit profonde. Aussitôt après, surgit avec la même évidence le souvenir de Méphisto, l'ange noir déployant ses ailes au-dessus de la terre et noyant une petite ville médiévale dans les ténèbres, au début de Faust, un film de Friedrich Murnau là encore. Émotion violente se traduisant par un frisson physique et une sensation mentale d'exaltation, d'allégresse même.

Pour chacun des trois récits, nous pensons savoir à quoi imputer l'émotion, nous pensons aussi savoir qu'un trait commun les traverse : c'est le chant, les voix masculines, basse, baryton, contre-ténor, ténor. Ainsi, pas de préférence accordée à tel ou tel registre, tel ou tel timbre vocal. Plutôt, à chaque fois, dans chaque circonstance, du moins dans les deux premières, le chant rencontre le récit, le déréalise profondément, l'embrasse, fait se déployer et vibrer les prosaïques images de manière telle qu'une réaction somatique traverse le spectateur, l'exalte. Portrait, alors, du spectateur de cinéma en mélomane ? Pas du tout. C'est justement parce qu'il connaît le chant d'une manière simplement sensible, affective et non pas savante, qu'il peut justement éprouver ce type d'émotion. Tout en lui est disponible pour la surprise, pour l'émotion esthétique naïve, celle que l'esprit, ne la filtrant pas, abandonne tout entière au corps, à l'expression corporelle. Soit. Mais Don Giovanni est l'occasion d'une émotion singulière, extraordinaire même, qui tire toute sa force d'un beau paradoxe : des trois émotions elle est la plus cinéphile or, on n'est pas ici dans une salle de cinéma ! Force du paradoxe : l'on reconnaît plus immédiatement et plus décisivement la cause de notre émotion. Elle est complexe. D'une part, Don Juan et Dracula sont deux créatures dont la fiction, unifiée nous semble-t-il, nous intéresse depuis longtemps. D'autre part, le cinéma de Friedrich Murnau dégage pour nous une beauté inégalable, envoûtante. Ces sentiments sont sans doute partagés par bien d'autres lecteurs et spectateurs, mais en revanche nous pensons que l'idée d'une fratrie entre Don Juan et Dracula est comme un trésor dont nous serions la seule personne à savoir qu'il existe et en quel lieu il se trouve. Il se peut qu'il ait déjà été aperçu et répertorié, mais nous n'en savons rien. Ainsi, du fait de notre ignorance, ce trésor est resté à nos yeux une propriété strictement personnelle. Or, sur la scène de Don Giovanni il s'est incarné comme si une deuxième personne, le chanteur-acteur, en était lui aussi le détenteur. Le frisson alors éprouvé par le spectateur est à proprement parler un événement électrique : entre lui-même et cet interprète du rôle de Don Juan "le courant a passé", comme le dit une expression familière. Qu'est-ce qui l'a fait naître ? Le phénomène singulier de la reconnaissance, surgissant comme un miracle, comme une intuition fulgurante, et créant des rapprochements délectables parce qu'inédits : Wolfgan Amadeus Mozart, Bram Stoker, Friedrich Wilhelm Murnau réunis dans un bref instant d'une scénographie contemporaine d'un opéra déjà ancien. Faut-il ajouter qu'après ce coup d'éclat, la suite de l'opéra n'a plus été que convenable pour le spectateur cinéphile ? La mise en scène n'avait pas perdu de son mordant, les interprètes étaient bons chanteurs et de surcroît bons acteurs mais, comme si tout avait été dit dans ce début fracassant, l'intérêt du spectateur s'était détourné du jeu théâtral proprement dit, de la mise en scène, pour se concentrer éventuellement sur la beauté du chant et de la musique. Fini le cinéma à l'opéra !

Deuxième catégorie d'émotions : celle dont l'expression est plus banale, plus attendue. Il s'agit des pleurs ou des rires.

Récit n°4 - Du spectacle d'Iphigénie de Michael Cacoyannis (1977), un film qui n'a pas marqué notre mémoire, nous nous souvenons pourtant que vers la fin nous avons soudain eu envie de pleurer, que nous avons pleuré un certain temps, sans tristesse, avec complaisance au contraire, avec plaisir même.

Récit n°5 - Une séquence précise, une des dernières d'Allemagne mère blafarde, un film d'Helma Sanders-Brahms (1980), provoque elle aussi la venue des larmes. Le spectateur ne se laisse pas aller. Mais rentré chez lui, il pleure sans cause précise pendant plusieurs heures. Crise de larmes incoercible.

Récit n°6 - Un court-métrage interprété par Jacques Tati, Cours du soir (1974) va crescendo. Démonstration pratique à l'appui, un professeur, Jacques Tati lui-même, initie au tennis, à la pêche, à l'équitation, une classe de messieurs entre deux âges et tous vêtus du même sombre costume de ville. La fin du film touche au génie : le professeur apprend à ses élèves à rater une marche et à heurter de plein fouet une porte vitrée que l'on n'a pas vue. Chacun se débrouille avec plus ou moins de bonheur : ne rate pas élégamment une marche qui veut, ne percute pas efficacement un obstacle qui veut ! Le spectateur rit, plutôt, il sourit. Pas d'éclat de rire en effet mais une intense jubilation intérieure qui le distrait complètement, au sens fort du terme. La preuve ? À la fin du film, il se lève pour quitter la salle. À peine a-t-il fait deux pas que la projection reprend : la séance n'est pas terminée ! Les autres spectateurs rient doucement de ce qui leur semble être le luxe d'un gag supplémentaire.

Pour ces trois récits nous avons également notre petite explication. Les larmes viennent quand l'enfance est montrée comme une péripétie "contondante" : Iphigénie menacée de périr sous le couteau de son père, la petite fille allemande tambourinant à la vitre de la porte de la salle de bain dans laquelle sa mère s'est enfermée, prête à se suicider. Il n'est alors pas vraiment nécessaire que le spectateur remonte à sa propre enfance pour comprendre le surgissement de son émotion. C'est l'enfance en général, l'état d'enfance, l'image d'enfance qui émeuvent quand parfois le cinéma en prodigue des figures incisives comme si un objet de verre ou de cristal, en explosant, projetait au loin des éclats coupants. Oui, mais alors, que vient faire ici le troisième récit ? Les deux anecdotes du film interprété par Jacques Tati sont virtuellement contondantes elles aussi : arête de la marche, tranchant du verre de la porte, on court le risque de se ficher les deux, dans le pied ou dans le front.

À ce stade, on le voit bien, l'émotion est une porte d'entrée dans les films.

 

L'ÉCRITURE DE L'ÉMOTION

É-motion : changement d'état, sortie hors de soi. Mouvement extériorisé du corps. Extase, ex-stase. Mouvement intériorisé de l'esprit. Le moi dont on est censé sortir est le moi ordinaire, coutumier. L'émotion le transforme, l'intensifie, mais elle ne le fait pas oublier. Au contraire. La force centrifuge de l'émotion qui pousse le corps vers une extériorisation de l'être est tout autant centripète car ce qui apparaît comme une échappée hors de soi est en fait un mouvement d'appropriation du monde extérieur, des sensations qu'il dispense. Aussi, si jamais l'émotion intervient dans le compte-rendu d'un film, elle est susceptible de faire écran aux images dont on parle : le spectateur-sujet, surdéterminé par l'émotion, abolit l'image-objet, il l'ingère, il l'avale, il la décrit non plus telle qu'en elle-même mais plutôt telle qu'elle est désormais affectée (infectée ?) par son émotion. Les six petits récits que nous venons d'élaborer sont autant d'anamorphoses des films en question, car ils sont bien plus fondés sur le souvenir de l'émotion que sur celui des images. Et tant pis pour l'exactitude du compte-rendu ! Ces récits ne conviendraient alors pas à une étude critique des films, à une réflexion théorique sur le cinéma. Pourtant la théorie ou la critique s'enlèvent elles aussi sur une sortie hors de soi. Ceux qui font profession d'analyser les films, de formaliser l'histoire du cinéma, d'en proposer les concepts esthétiques, d'en commenter le dispositif spectaculaire, sont tenus de fonder en raison commune leurs affects, leurs jugements de goût et de valeur personnels. Le moi savant qui pense et qui écrit le cinéma se met ainsi en lieu et place d'une instance potentiellement impersonnelle. La formule de Rimbaud "Je est un autre" ne lui convient pas car en elle se décline le gouffre sans-fond du moi. Ici, au contraire, règne un oxymore obligatoire, selon cette équation : "moi-ego-sujet" = "toi-alter-objet". S'il y a une subjectivité de l'écriture théorique elle prend bel et bien une qualité objective, l'intelligence du lecteur est censée pouvoir s'en approprier les valeurs, les faire siennes. Si l'on veut, la subjectivité devient une instance quelconque, au sens que les mathématiques affectent à ce terme.

Se peut-il alors que le moi exalté par une émotion singulière et le moi transcendé par une science universelle se rencontrent, aient quelque chose à faire ensemble ? Banalement, la réponse est "oui" et le lieu idéal de l'alliance des deux "moi" est sans doute la critique. Qu'est-ce donc en effet que la vision critique d'une œuvre ? De quelle cause s'origine-t-elle ? Quelle sorte d'écriture en rend compte ? À quoi sert-elle ? Nous ne développerons pas ici en théorie l'examen de ces questions, nous déporterons plutôt le problème du côté d'un questionnement pratique dans la mesure où nous en possédons déjà des éléments appréciables : les six récits précédents. Se peut-il qu'ils aient quelque chose à offrir au travail critique ? Réponse à nouveau positive. Les émotions évoquées, filtrées par les mots qui les décrivent, sont elles-mêmes des descriptions des spectacles concernés. Chacune surgissant en effet au détour de telle ou telle phase du spectacle, s'engendre de ce qui est vu, entendu par le spectateur. Tenir la chronique de ses émotions revient alors à convoquer l'œuvre, à en ressusciter la littéralité même. L'exercice n'est pas très difficile car l'émotion aiguise ou décuple la perception, à moins que ce ne soit l'inverse : c'est un aspect grossi, fût-il un fragment minuscule, qui provoque l'émotion. Le punctum de Roland Barthes, "cette blessure, cette piqûre, ce hasard [dans l'œuvre] qui (...) point"1 le spectateur, n'est pas autre chose que cette relation soudaine, immédiate à un monde spectaculaire qu'un détail le plus souvent inappréciable rend soudain plus sensible, plus proche, plus menaçant même. Quoi qu'il en soit, l'émotion opère comme une loupe grossissante, dans l'espace peut-être, dans le temps à coup sûr car elle inscrit durablement dans la mémoire du spectateur le passage qui l'a ému. Le passage en question est déformé, répétons-le, mais quel objet offert à la perception d'un spectateur ne l'est pas ? De surcroît, la déformation dont il s'agit ici, qui se traduit d'une manière générale par des effets de grossissement, d'accentuation, d'intensification des éléments d'un spectacle gardés en mémoire, peut servir, au fond, à un commentaire de l'œuvre, principalement parce qu'elle est le fondement - ou l'aboutissement - d'une intuition. Réunir des films parce qu'ils ont causé une émotion, organiser la réunion selon le critère de l'émotion, pas celui des films, participe déjà d'un travail d'analyse, permet d'échafauder des questions, d'élaborer des hypothèses.

Premier questionnement à ce titre. Se pourrait-il qu'Ivan le Terrible et Parle avec elle, deux films qui paraissent au premier abord dissemblables en tous points, misent pourtant sur les mêmes effets de captation du spectateur par les mêmes moyens ? On notera que le spectateur dont il s'agit ici est à la fois le sujet irréductiblement singulier qui faisait tout à l'heure le compte-rendu de ses émotions musicales, vocales même, et qui maintenant sort cette singularité d'elle-même, la projette en avant pour la donner éventuellement en partage au lecteur : c'est la position du critique de cinéma. En effet, passé le premier temps de l'émotion in situ, il demande des comptes plutôt aux œuvres qu'à lui-même. À ce titre, poser une même question à deux films c'est faire la supposition d'une direction de recherche, c'est peut-être aussi bien distinguer ce par quoi ces films relèvent d'un même art spécifique du cinéma. Hypothèse : dans le cinéma de Serguéï Eisenstein comme dans celui de Pedro Almodovar, l'art ressortit au pouvoir du chant, aux puissances archaïques qu'il déploie et propage. Ces puissances visent bien sûr le spectateur, beaucoup de films travaillent ainsi sans doute, mais ici, de surcroît, elles s'expriment d'abord dans la sphère diégétique elle-même. On se souvient par exemple qu'Euphrosinia, l'effroyable tante du tsar, un des personnages essentiels d'Ivan le Terrible, proclame sa douleur d'avoir perdu son fils en chantant une berceuse sur le cadavre de celui-ci. La scène aurait-elle un prolongement dans le cinéma de Pedro Almodovar investi par la mort, mobilisant des scénarios morbides qui sont autant de mélodrames flamboyants, Parle avec elle, ou familiaux, Tout sur ma mère, entièrement centré sur la relation mère-fils chamboulée par la mort du fils ?

Deuxième questionnement, sur les pleurs et sur les rires cette fois. Les trois récits d'émotion nous ont amené à trouver dans trois films un trait commun, l'aspect contondant de certaines péripéties avec cette partition entre elles : pleurs pour l'enfant, rires pour l'adulte. Question : qui pleure et qui rit en fait ? Le spectateur ou les films ? Le troisième, Cours du soir, un court-métrage comique, permet peut-être de comprendre le travail des deux premiers qui sont au contraire des films graves : tragédie pour l'un, drame pour l'autre, dans les deux règne une lourde tristesse. Ainsi en l'occurrence, rire et pleurer sont bien sûr intentionnellement programmés par les cinéastes. Dans le film comique, des êtres ordinaires, des petits hommes anonymes déguisés en employés de bureau ou en représentants de commerce, sont confrontés aux grandes choses de la vie non ordinaire. Des sports réservés à une élite, tennis et équitation, voisinent avec une activité populaire, la pêche. Leçon de sociologie appliquée à l'envers : il n'est pas besoin d'être un champion de tennis ou un cavalier émérite - les professeurs y suffisent - mais tout le monde peut s'offrir le luxe de pêcher un petit poisson et de le laisser s'échapper. Il s'ensuit que logiquement et fondamentalement, il faut savoir rater les choses jusqu'à leur terme : la marche d'escalier ou bien la porte vitrée ne sont pas des seuils à franchir pour aller faire autre chose, elles sont au contraire des butées, c'est en tant que telles qu'il convient de les rencontrer, de s'y heurter. La philosophie décapante de ce court récit s'enlève sur la perfection d'un travail corporel adéquat. Le film le souligne : les savants calculs mathématiques d'un des petits hommes gris, professeur Nimbus de circonstance, n'aident en rien la manœuvre, sont juste destinés à faire sourire un peu plus le spectateur. Quel(s) rapport(s) avec les deux autres films ? Aucun, mais tous. Le couteau d'Agamemnon ne tue pas Iphigénie, la petite fille ne trouve pas sa mère morte dans la salle de bain. Là aussi, les films sont des histoires de cible justement ratée, d'échec réussi, d'erreur fructueuse, de destin suspendu. Il faudrait alors revoir les deux séquences dont nous nous souvenons imparfaitement, observer avec précision le traitement des corps des protagonistes, leur posture, avant, pendant et après la péripétie désastreuse. D'eux, peut-être, de leur apparence, de leur disposition dans l'espace, sourd déjà l'émotion. Corps qui rit, corps qui pleure, même impact émotionnel, la formule est-elle possible ? ...

Pour finir : nous avons ici agencé deux fois trois spectacles selon des formes d'expression différenciée de l'émotion. Mais rien n'interdit d'envisager d'autres arrangements entre eux, d'autres rapports, le jeu en est interminable par nature. D'où la nécessité de respecter avec scrupule le point de départ, l'émotion, quel que soit au premier abord son peu de légitimité garantie en regard du travail critique ou théorique. À cette condition, qui fait de l'émotion un critère de pertinence, un principe de classement des œuvres, tout n'est pas dans tout et la pensée critique est alors assurée de conserver sa place dans l'appréhension de ce qu'elle trouve à explorer : un corpus. On ne dira pas ici de ce corpus qu'il est émotionnel, la formule serait trompeuse et surtout, elle n'atteindrait pas le but visé : en passer par soi pour parler de l'œuvre certes, mais se perdre de vue pour gagner l'œuvre, comme on le dit d'un navire quittant le port et gagnant la pleine mer. Autocentrée, l'émotion est un mouvement passager : par-delà le temps et l'espace impartis à sa manifestation corporelle, qui propulse le spectateur hors de lui, elle est un vecteur, une flèche si l'on veut, elle indique l'horizon d'une rencontre motivée avec des œuvres d'art, elle fournit un prétexte pour approfondir la rencontre.

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1 Roland Barthes, La Chambre claire, éd. Cahiers du Cinéma-Gallimard Seuil, 1980, p. 49.

 

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