Jeudi 11 mars 2004

Cinergon n°16 : "Prismes : le cinéma par lui-même "

Prismes, tel est le thème fédérateur qui lie le dernier numéro de Cinergon. Le théoricien de l’avant-garde autrichienne, également cinéaste, Peter Tscherkassky se livre à une analyse très exhaustive du " found footage " autrichien. Antony Fiant explore le concept de " caméra analytique ", véritable et troublant processus de réappropriation d’un matériau filmique préexistant, mis au point par les cinéastes italiens Yervant Gianikian et Angela Riccci Lucchi. Pour illustrer la multiplicité des pratiques du cinéma d’archives et la façon dont les films " primitifs " peuvent être remontés dans des " jeux de construction ", voire de " kaléidoscope ", deux exemples sont analysés à la loupe : Les Années Lumière de Jean Chapot (1970), et Un Monde agité d’Alain Fleischer (1998). 


N°77 - Avril 2005

Cinergon n°16 : "Prismes : le cinéma par lui-même"

La revue universitaire Cinergon, qui a presque dix ans d’existence, se caractérise par une approche ambitieuse (et éclairée) du cinéma. Prismes, paru en 2003, fait partie d’un diptyque consacré à la dimension réflexive du cinéma. Ce numéro s’interroge sur la pratique du found footage, de l’archéologie filmique, du travail de reprise et de citation qu’il effectue. Ainsi, l’article de Peter Tscherkassky, qui ouvre le recueil, montre l’usage que l’avant-garde a pu faire du found footage. Celui d’Émeric de Lastens, Destin des images survivantes, s’intéresse à la démarche qui conduit un certain nombre de cinéastes, à la suite de Godard, à réanimer des images, dans l’espoir de sauver le passé en sauvant ces images. Godard, qui réduit l’image à l’icône, se caractérise par une sorte de messianisme tragique, inspiré par une conception hégélienne de l’histoire mais aussi par sa définition de l’image, perçue d’abord comme empreinte ontologique. Sa conception dialectique du montage atteste la double puissance de l’image, d’une part présence absolue et rédemptrice, d’autre part signe et discours sur l’histoire. Il condense les images, les détourne ou les cristallise. Il a influencé un certain nombre de réalisateurs, Régis Cotentin, Bill Morrison, Al Razutis, Peter Tscherkassky, dont Émeric de Lastens analyse minutieusement le travail. Remonter les films primitifs, de François de la Bretèque, oppose deux démarches, celle de Jean Chapot, dont le film Les années Lumière témoigne d’une démarche ostensiblement didactique, et celle d’Alain Fleischer, Dans Un monde agité, qui pratique l’esthétique du détournement. Il se distingue des créateurs du found footage, car son film conserve le souci du référent, qui est le cinéma lui-même. Ainsi, ces deux films semblent avoir la même finalité : remonter des films d’archives, mais leurs méthodes et leur finalité diffèrent. Tous deux, en choisissant comme matériau des images éloignées de nous, trahissent un fantasme de résurrection. Mais, alors que Chapot s’attache à recréer une continuité, en prolongeant les vues Lumière les unes par les autres, Fleischer adopte la démarche inverse.

On voit alors se profiler une opposition entre deux conceptions du cinéma d’un côté, un cinéma de fiction classique et linéaire, de l’autre, une forme éclatée, celle de l’audiovisuel, étrangement plus proche du modèle originel. Luc Vancheri s’interroge à son tour sur Histoire(s) du cinéma de J.-L Godard, qu’il met en parallèle avec des textes de Denis Roche. Il pose la question de l’histoire du cinéma, en se focalisant sur les lacunes du texte de Godard. Ces histoires du cinéma nous donnent à éprouver ce que l’histoire donne à penser.

Par rapport à l’histoire, le cinéma n’est pas en retard du point de vue de la signification. Sa relation aux morts est de l’ordre de la résurrection. Il a doublement accompli l’histoire, dit Godard, et ordonné la pensée à ses images. Vancheri compare Godard, penseur de la résurrection, à Saint Paul, se référant à cette phrase du réalisateur qui affirme que le cinéma n’est ni un art, ni une technique, mais un mystère. Il s’attache au rôle du montage (quasi-photographique) de l’écriture de Denis Roche, sa pratique de la citation, rapprochant cette forme d’écriture des écrits de Godard et de Benjamin. Le montage est partout et engage bien plus qu’une poétique du cinéma. En tin de compte, les Histoire(s) du cinéma constitueraient un nouvel Emmaüs qui renvoie au cinéma comme mystère. Stéphane de Mesnildot, dans "Dracula 69 revisité", se penche sur la particularité d’une copie naissant en même temps que l’original. Le réalisateur du film Vampire Cuadeac, Pere Portabella, filme le tournage de El Conde Dracula, faisant entrer dans le champ tous les objets qui contribuent à produire de l’imaginaire, comme les machines à fabriquer de la brume ou des toiles d’araignées, non pour démystifier la représentation mais pour l’élargir, comme si la fiction vampirique venait contaminer le réel. La caméra elle-même devient vampire, et l’acteur principal du film s’apparente plus à un médium qu’un acteur. Mais peut-être le vampire n’est-il après tout que l’homme ordinaire du cinéma. Jean-Philippe Trias envisage le film Body Double comme une doublure (au sens de doublure de vêtement) de Vertigo. Brian de Palma théorise ce film sur l’artifice en jouant sur la dialectique du réel et de l’illusion. Son travail de reprise relève de la métonymie, qui serait un transport de la citation, un glissement du signifiant par contiguïté. Cette métonymie adopte la forme du déplacement, de l’inversion et de la condensation, s’apparentant au travail du rêve décrit par Freud. La reprise de De Palma fait sortir le personnage de la spirale de l’imitation, en reniant le modèle pour accepter la doublure, cet art du spéculaire ne serait-il pas celui de la réincarnation ? On ne saurait résumer, en quelques notes, toutes les approches de ce numéro, diverses et intéressantes, celle de Régis Cotentin, de Didier Truffot, de David Pellecuer, d’Eric Thouvenel ou d’Anthony Fiant.

Cet exemplaire de Cinergon constitue un apport précieux au questionnement sur la réflexivité, déjà abordé par le premier numéro de la revue Vertigo au milieu des années quatre-vingt. Cinergon propose une approche résolument nouvelle, originale, à la fois historique, philosophique et poétique.

Marion Poirson