JEAN-PHILIPPE TRIAS

L'envers du son

(Virtualisations de l'image dans Eraserhead et Querelle)

 

Dans son Introduction à la sociologie de la musique, Adorno décrit un type d'auditeur qu'il nomme "émotionnel" pour qui la musique agit comme un médium de projection ou un déclencheur visuel basé sur l'association flottante de représentations imagées. Dans cet état de rêverie ou de somnolence, assez proche de l'état cinématographique, la relation de l'auditeur à la musique devient autonome, librement interprétative par rapport à la réalité de l'objet entendu.1 Cette "mentalité" conditionne aussi une part du processus de réception du son au cinéma.

Le son produit de l'image. Un son entendu sans que sa source ne soit visible induit à formuler des hypothèses, à imaginer des strates de causes. Et, au cinéma, cette activité préconsciente est vite satisfaite par une source visible, d'autant que si la bande-son recrée un univers sonore structuré, comparable en ceci à la musique, c'est l'image qui règle son analogie. Par un jeu d'assignations et de reconstruction psychologique de l'espace audiovisuel, nous cherchons à actualiser les sources sonores ; nous inférons une cause visible à chaque phénomène audible - quitte aussi à y associer une image en creux, ou à quasiment le visualiser (de la balle de Blow up, que le son du rebond finit de concrétiser, aux courants d'air dans la chambre d'Eraserhead).

Au registre des effets, le son éveille donc un supplément de visualité qui ne se réduit pas toujours à l'actualité de l'image, même s'il s'y incarne le plus souvent comme un crédit de réalisme. Le son emporte un arrière-monde mentalement constitué que l'on pourrait dire virtuel, en quête de corps. Ici ou là, des traits de la bande-son peuvent faire saillir cet arrière-monde et doubler l'actualité des images, ou tout aussi bien la démentir et renvoyer la fiction représentative à son improbabilité, selon un procès audiovisuel où l'image est en quelque sorte virtualisée par le son.

 

Eraserhead (David Lynch, 1976) et Querelle (Rainer Werner Fassbinder, 1982), deux films étranges, notamment du fait de leur créativité sonore, interrogent cette relation du son à l'image qui projette sur le visible ce que les aspérités du son charrient d'irréductible.

A priori, les deux films s'opposent comme la crudité expérimentale à la sophistication esthétique. Pourtant, leurs scénarios sont tenus par des motifs communs : le double, la référence christique renversée. Surtout, la fiction y est donnée pour une production cérébrale : un cauchemar psychanalytique ou une rêverie littéraire. Dans les deux films, l'univers diégétique est enchâssé dans un univers causal désigné comme source d'existence des images et des personnages, une sorte de hors-cadre dans le film même.

L'histoire d'Henry dans Eraserhead est d'emblée figurée comme une hallucination accouchée du cerveau du personnage : sur le générique, l'ovule-cerveau se superpose à la tête d'Henry, dans un souffle sidéral qui fait penser que le petit monstre d'Eraserhead descend probablement du fœtus astral de 2001. La fiction semble en outre du ressort d'une machinerie mise en branle par un personnage qui pourrait être le géniteur du récit ; en un lieu plus insituable encore que le "paradis", il baisse les leviers de cette mécanique de l'inconscient qui accouche du fœtus comme du scénario.

L'histoire de Querelle, ange exterminateur dans un univers de symboles beaucoup trop onirique pour prétendre au réalisme, est régulièrement renvoyée à sa narration par les lectures en voix-off d'extraits du roman de Jean Genet, quand il ne s'agit pas de citations écrites. Dans la fiction même, un autre narrateur, le lieutenant qui épie Querelle, est aussi là pour alimenter le récit qui plane sur l'image.

Quelques fondus au blanc opèrent en outre dans les deux films le passage de la fiction aux causes qui la meuvent ; de la même façon, des changements de régime sonore témoignent dans Querelle comme dans Eraserhead de l'imbrication du mobile cérébral dans la diégèse. Construisant des univers qui se donnent pour rêvés ou agis de l'extérieur, les deux films renouvellent la question de l'ancrage des sons dans le in de la fiction ou dans le off du méta-récit. Le problème n'y est cependant pas considéré en termes d'assignation sémantique - comme, à la même époque, dans Providence, ou même dans le final " sonoclaste " de Sauve qui peut (la vie) -, mais avant tout de perception.

Si des effets sonores jouent allègrement dans les deux films de l'indiscernabilité de ce in et de ce off, relativisant du même coup le réalisme de la fiction et notre mouvement d'identification, ils présentent d'abord l'irruption de ce off comme une perturbation de l'écoute et un accident de la fiction. Les deux films envisagent la distinction de la diégèse et de la pensée selon une dissociation du son et de l'image, ou, exactement, d'un son et de sa référence probable ou avérée dans le visible. Elle est sensible sous la forme d'une soudaine différenciation dans l'univers sonore d'une couche de off (de virtuel) qui se décolle du in (de l'actuel).

Pour déplier l'horizon causal de la fiction en faisant jouer le virtuel du son dans l'actuel des images, Querelle et Eraserhead conçoivent deux régimes sonores singuliers. On peut les nommer pointes sonores et nappes sonores, dans une terminologie empruntée aux concepts créés par Gilles Deleuze pour parler d'états particuliers du temps au cinéma2, mais il faut d'abord les entendre de façon très littérale : la nappe est un terme utilisé par les concepteurs de musique électronique pour désigner un fond sonore modulé, relativement monotone, sur lequel viennent se greffer les autres boucles et échantillons3. C'est une étendue sonore (mais la "nappe" de Deleuze est aussi une étendue de temps).

La pointe indique autant la forme du son que sa perception: c'est un son qui vient de l'avant, qui aiguillonne l'audition et intensifie l'écoute, comme tel détail d'une photographie s'imposait au regard de Barthes et emportait toute sa subjectivité. C'est la pointe d'un réel sonore qui à un moment donné excède le simple bruitage d'un objet de l'image.

 

Les pointes sonores sont souvent des détails sonores exagérés, dont le niveau ou le rendu débordent la cause visible : ce que l'on entend ne s'accorde pas avec ce que l'on attend de l'image. La bande son de Eraserhead est ainsi faite de sons incongrus et bizarres - grésillements, sifflements des radiateurs, bruits de tuyauterie, chuintements, couinements du poulet rôti... - qu'Olivier Smolders, dans son petit livre sur Eraserhead, envisage comme autant de séquelles d'une catastrophe atomique. S'ils suscitent la posture interprétative, ces sons sans mesure avec les causes visibles ou imaginables contribuent à l'état de malaise autant qu'au comique glacial produits par le film de Lynch.

Tout le début de la scène chez les parents de Mary, alors que la famille attend assise et silencieuse de passer à table, est couvert par de longs gémissements indéterminés ; on les pense d'abord de douleur, et on envisage le pire contrechamp, avant que nous soit montrée une portée de chiots tétant leur mère. On garde le souvenir, comme une trace de l'effet produit par le son, que les gémissements ne sont assignables qu'à la toute fin de la scène ; Smolders écrit que l'on découvre "assez tard l'origine des jappements"4. Dans les faits, le film nous montre les chiots dès le second plan à l'intérieur de la maison. Pour autant, le son reste difforme en regard de ce qui nous est montré ; il continue de flotter sur l'image sans s'y ancrer. Si les petits jappements sont audibles, dès l'entrée dans la maison, sous forme d'un gros plan sonore qui motive le premier mouvement d'interprétation flottante, après le plan sur les chiots, ce son subsiste comme gros plan durant toute la scène dans le salon, alors que le point d'ouïe devrait s'éloigner. Le premier effet d'étrangeté persiste du fait de ce décalage de réalisme sonore. Le son ne tient plus dans sa cause ; il hante le visible, le déréalise et le frappe de ridicule.

 

Querelle présente de mêmes phénomènes de pointes sonores. Dans la scène du bar où la chanson de Gil le docker est chahutée par son chef d'équipe Théo, c'est le niveau sonore démesuré d'un jeu vidéo de course de voitures qui affecte toute la scène. On entend d'abord le bruitage électronique dans la rue, sur un plan du lieutenant, avant de distinguer le bar en plan large avec Théo devant le jeu vidéo ; on le revoit deux plans plus tard très distinctement face à la console, et c'est son regard qui raccorde le long plan sur Gil qui chante en s'accompagnant à la guitare. Mais si la caméra se fixe sur Gil en gros plan ou sur son auditoire, on entend toujours aussi fort, couvrant la chanson, les accélérations du jeu électronique. Le son remplit l'espace sonore alors que l'espace visible est tout entier focalisé sur le chant (dockers et marins regardent Gil et l'applaudissent finalement, pas du tout gênés par le vacarme).

Dans les deux cas, dans les deux films, le son est d'abord utilisé non pour sa référence à tel ou tel objet du visible, mais pour sa qualité propre, pour sa capacité à déranger l'écoute : stridence, niveau, analogie grossière ou indécidable. Mais si la pointe sonore est encore perturbante, ce n'est pas que sa source serait introuvable dans le visible ou dans la diégèse, mais au contraire qu'elle y soit parfaitement assignable, alors même qu'elle ne semble pas y être entendue comme nous la percevons. Diégétique parce que visualisé d'emblée, ce son est aussi parfaitement extérieur à la fiction. De fait, ce son étrange ou criard entendu en gros plan ne relève plus du même réalisme que l'image. Mis à distance de l'image, il apparaît comme un commentaire de celle-ci (les sarcasmes de Théo, l'ironie du film envers la mièvrerie de Gil ; la dérision des personnages hébétés et la douleur de Mary, jeune mère, dans Eraserhead).

Dans les deux cas, dont les films reproduisent le procès, l'effet perturbant de la pointe sonore ne tient donc pas au suspens qui nous fait rechercher une cause mais à l'improbabilité de ce son dans cette scène (alors même qu'il y fait sa preuve) et à son extension à l'ensemble de l'espace filmique. Le son fait ainsi le trajet inverse de celui qui nous pousse d'ordinaire à localiser sa source : non pas de l'espace indéterminé à la cause, mais de la cause à l'espace global de la scène. Le son se propage sur l'espace diégétique comme une qualité plastique, il recouvre l'image comme l'auraient fait une surimpression ou un fondu opéré sur un élément figuré dans le visible. Le son devient un moteur extérieur à la fiction ; il n'est plus régi par l'image, qui lui attribue une cause et l'enserre dans un cadre, mais déborde au contraire l'actualité des images et persiste comme un pur réel sonore avant d'être un phénomène assignable.

 

La nappe sonore est l'autre régime virtualisant.Ce n'est pas un événement sonore qui vient en avant par-delà sa cause ; au contraire c'est une étendue qui tapisse le fond du plan sonore et qui se fait entendre quand s'amenuisent les autres sons.

La nappe est en soi sans cause apparente, elle est hors-champ du récit, off même, quoi qu'il y ait là encore incertitude, surtout dans le film de Lynch où un amalgame de sons sourds est monté quasiment en continu sur la bande son, sans que l'on puisse assurer le statut de ces bruits. Comme dans la première partie de Lost Highway, le décor intérieur est balayé par un faible souffle persistant. À l'extérieur, dans les rues que traverse Henry, le souffle est relayé par des bruits de jets de vapeurs tout aussi inassignables. Les sources ne sont jamais confirmées et l'on peut attribuer les roulements sourds de machinerie entendus dans l'immeuble à l'ascenseur qu'Henry emprunte plusieurs fois, de même que les grésillements intempestifs peuvent ressortir à la seule ampoule qui éclaire sa chambre. Mais la construction mentale que nous faisons de cet univers hésite sans cesse entre l'imagination d'un hors-champ en lambeaux et l'admission d'un off qui serait la qualité sonore d'une représentation qu'Olivier Smolders dit affectée par la fiction post-atomique5.

Dans Eraserhead, la nappe de basses permanente, plus ou moins audible, autonome par rapport aux images, peut ponctuer les climax du récit : les basses de la machinerie montent en puissance, comme le souffle de peur qui passe sur le visage d'Henry, lorsque sa désirable voisine entre dans sa chambre et lui demande d'y passer la nuit. Telle une lame de fond qui soulève le récit par à-coups, la nappe met en présence le fond cérébral sur lequel se lèvent les images. Ce ronronnement permanent, c'est l'engrenage de la pensée qui s'offre à l'ouïe, version sonore de la mécanique de l'inconscient imagée par l'homme aux leviers, et survivance du souffle primordial qui ouvre le film.

 

Dans Querelle, la source du récit, le roman de Genet, intervient par citations en voix-off. Mais ce fond originel des images affleure en concomitance avec une nappe sonore, récurrente sans être continue, qui intervient aux jointures de la fiction ; ainsi des retrouvailles des deux frères, du meurtre du marin, de la trahison de Gil... Semblable à une messe sublimant les actes de Querelle, la nappe sonore est toujours structurée de la même manière : un accord d'orgue vibrato dont le niveau augmente, puis un chœur mêlant orgue et voix de basses monotones qui monte en puissance. Si cette mélopée marque l'intrusion du narrateur, elle intervient aussi indépendamment, pour à la fois scander et suspendre la fiction.

La montée de la nappe à la surface du plan sonore éteint complètement les sons actuels, à l'exception parfois des dialogues, éthérés par ce vide que peut souligner un changement d'éclairage (à l'effet de blanc sonore répond la blancheur soudaine et religieuse des lumières). La nappe réitère l'apothéose du destin de Querelle. À son apparition dans le bordel, les guitares manouches qui couvrent l'ambiance sonore s'estompent à mesure que monte la mélopée. La voix-off vient commenter la rencontre des deux frères qui miment une lutte. Elle se tait et la nappe qui l'avait amenée s'efface, mais les sons in demeurent suspendus. Le frère de Querelle prononce ses premiers mots dans un silence d'autant plus irréel que l'on distingue danseuses et travestis s'agiter à l'arrière-plan (un lent mixage fait revenir très doucement les guitares et le brouhaha). Quand Querelle danse avec Lysiane un moment plus tard, le chœur d'orgue et de voix vient encore taire tous les bruits actuels ; la voix-off n'intervient pas mais la prose a déteint sur le langage des personnages et Querelle parle comme un livre de la magnificence de Mario, le flic.

Intensifiant notre écoute et notre présence au film, la nappe sonore met pourtant le monde visible en suspens. Elle transforme les figures et les renvoie au statut de pantins animés par un scénario qui les dépasse. De l'extérieur de la fiction, elle intervient comme une marque d'énonciation romanesque, mais surtout c'est la forme sonore de ce qui, d'un autre temps, prédestine le récit.

Dans les deux films, la nappe sonore fait résonner un autre arrière-monde, hors-cadre du visible, qui est le réel littéraire ou cérébral de l'univers diégétique. Cette extériorité qui porte la fiction affleure exactement dans le creux ouvert par l'arrière-monde sonore, dans cet univers de pure projection suscité par les saillies irréductibles du son. Et, pour le spectateur, ces deux scènes de la mentalité s'articulent d'autant mieux que la source de la fiction se manifeste par une présence sonore concrète que ne résout pas l'analogie au visible.

 

Par le son, la fiction s'ouvre peut-être ici à ce que Gilles Deleuze nommait un dehors, l'extériorité irréductible de la représentation, et le réel qui la porte. Si pointes et nappes sonores décrivent finalement pour des aspects du son un procès assez similaire à la présentation d'un réel du temps qu'analysaient les concepts d'origine chez Deleuze, on peut encore appliquer une notion connexe que le philosophe emprunte à Bergson : pointes et nappes sonores produisent quelque chose comme une image-cristal dont son et image seraient les deux faces. Non que l'actuel et le virtuel, le référent et la description, n'y soient plus discernables, quoique Eraserhead joue largement de l'équivoque, mais que l'image et le son, le visible et le cérébral, échangent leur actualité et leur virtualité à chaque avènement des pointes ou des nappes. Le virtuel qu'elles convoquent, et qui reste au moins dans Eraserhead une possibilité de monde, se reflète dans l'actualité de l'image, comme la lumière blanche sur le visage de Querelle, et la dissipe du même coup. Henry et Querelle sont les projections de ce dehors ; ils sont le virtuel littéraire ou cérébral de cet arrière-monde ; et les manifestations sonores de celui-ci sont bien plus réelles pour nous dans leur effectivité que la réalité référentielle des images. De ce renversement il faut peut-être voir l'annonce dans les scénarios spéculaires des deux films, dans l'involution d'Henry qui prend la figure de son enfant, ou, pour Querelle, dans les joutes en miroir des deux frères et dans l'inversion de la temporalité du dernier plan.

Des aspects du son constituent le virtuel de l'image, mais ils en sont aussi le réel ultime. Ce report indécidable des images sur le dehors qui les déroule est le corollaire d'un renversement du rapport de suggestion causale du son à l'image. Les pointes, trop présentes pour ressortir au visible, déplacent la cause hors de l'actualité des images, et les nappes ouvrent la fiction à l'arrière-monde qui les projette.

Sur l'envers du son, la part qui ne s'offre pas à l'analogie, se lève l'image d'une réelle machinerie dont la fiction n'est que le décor, la scène ou l'écran ; et l'image ici se révèle comme impression cérébrale et persistance affective du son, dans cet espace intime jamais tout à fait réalisé où dans le doute Adorno renvoyait les émotions d'écoute de son auditeur.

 

Le son source de l'image ? Conséquence parmi d'autres de ses effets de virtualisation qui nous font voyants par l'écoute.

 

1 T.W. Adorno, Introduction à la sociologie de la musique (1962), Contre-champs éditions, 1994, pp.13/15.

2 Pour l'ensemble des références aux concepts de Deleuze : L'image-temps, Minuit, 1985, pp.92-95, 129-133, 228-229.

3 Pour l'exemple et l'anecdote : la citation par Amon Tobin, novateur de la musique électronique contemporaine, du " cut them up just like regular chickens " emprunté au repas d'Eraserhead, juste au milieu d'une nappe de " Like Regular Chickens ", premier morceau de son album Permutations (Ninja Tune, 1998).

4 Eraserhead, un film de David Lynch, Yellow Now, 1997, p.41.

5 idem, p.25.