THIERRY MILLET

D'une écoute l'autre

Esthétique des mutations de l'écoute au cinéma (Enthousiasme de Dziga Vertov)

 

" Tentons de considérer noblement le bruit pour mieux respecter l'Homme et pourchasser avec panache la peur qui hante l'humanité. "

Pierre-Albert Castanet1

 

Les plus grands cinéastes ont développé de véritables stratégies du faire écouter. Vertov, Godard, Antonioni, Tati, Bresson, et bien d'autres ont donné un sens esthétique fort aux questions posées par la notion d'écoute dans l'histoire du cinéma. Certainement, toute œuvre d'art digne de ce nom étend les "capacités d'écoute" des spectateurs. Les quelques artistes convoqués ici sont des passeurs : ils ont contribué à la mutation de l'écoute, mutation qui participe elle-même d'une histoire esthétique qui déborde le cadre strict du cinéma ; ils ont étendu les capacités perceptives des spectateurs et radicalement modifié la perception cinématographique en jouant sur les renversements de valeur, de perspectives ou de formes sonores.

Il s'agit ici d'explorer deux axes : celui de l'écoute et de ses mutations, et celui, moins évident, de l'altérité. Écoute de l'autre autant que l'autre de l'écoute. À ce titre, la notion de "bruit" a joué, et continue de jouer, un rôle essentiel dans ces stratégies. Car le "bruit" est certainement, comme je l'ai développé ailleurs2, la figure la plus prégnante de l'altérité sonore. Mais avant cela il nous faut d'abord préciser où s'ancre l'analyse sonore et reprendre les données historiques concernant l'émergence de ces notions.

Pierre Schaeffer, relayé par Michel Chion3, a travaillé à ce que l'on peut appeler une véritable "pédagogie" de l'écoute. Leur réflexion s'intéresse à l'essence de la matière sonore en partant de la réduction phénoménologique : ils portent leur attention sur "l'objet sonore". Il n'est pas étonnant que cette pédagogie s'origine et s'appuie sur le "bruit" comme substrat et référence du concept d'"objet sonore". Les bruits sont bien les éléments premiers de cette révolution perceptive et esthétique fondatrice de la Musique Concrète. Mais les auteurs ont très vite oublié cette origine, pour faire des bruits un "objet musical". Ce renversement de perspective va nécessairement exclure le "bruit" du vocabulaire musical puisqu'il perd de fait son caractère singulier, spécifiquement dans le domaine du cinéma.

Écouter le "bruit", cet autre radical, voilà ce que je propose. L'écouter comme un marqueur des mutations de l'esthétique cinématographique, en commençant et en se limitant ici à l'un des tout premiers cinéastes conscient de ses possibilités, Dziga Vertov.

 

Les enthousiasmes sonores de Vertov

Dès 1930, Vertov a réalisé avec Enthousiasme une œuvre manifeste de l'écoute. En même temps qu'il inaugure le cinéma sonore, Enthousiasme est une expérimentation et une tentative radicale de renversement de l'écoute, équivalent sur le plan sonore à la révolution esthétique de L'homme à la Caméra.

L'ouverture du film est suffisamment explicite où toute l'attention converge vers cette nouvelle capacité sensorielle que le cinéma réalise désormais, l'écoute des sons. Au début du film, une jeune télégraphiste s'extasie, touchée par la grâce et les transports que l'écoute au casque du radio-télégraphe provoque visiblement sur son visage épanoui. L'effet de sens est grossier, il emprunte encore à l'esthétique du cinéma muet, mais il est trompeur, car toute la suite du film procède d'une magistrale leçon de cinéma sonore. Après ce que l'on peut considérer comme un prologue, hommage euphorique à la présence enfin réelle du son au cinéma, la première partie du film4 illustre et développe les thèmes de l'abrutissement religieux, de l'individualité, du désordre... pour les confronter ensuite, violemment, aux thèmes de l'exaltation socialiste, du collectivisme, de l'ordre.... Cette confrontation sera symbolisée par la destruction d'une église, et son remplacement par la maison de la jeunesse ouvrière : " Une église... elle se transforme (...dans un bond révolutionnaire où explosent les couronnes, les croix, les icônes, etc.) en club de la jeunesse des usines "5. Les sons de cloches et les sirènes y jouent un rôle prépondérant.

La deuxième partie est exclusivement réservée aux thèmes ouvriers, à la glorification-exaltation de la mobilisation générale des travailleurs, au départ pour les lieux de production, et au démarrage des différentes productions industrielles. Là, tous les registres de la sonorité des machines sont convoqués.

Enfin, une dernière partie tente de fusionner (ou de lier) en un même mouvement l'enthousiasme ouvrier et l'enthousiasme agricole avec son exaltation propre. Un même élan va mobiliser les Kolkhoziens avec le démarrage de la production céréalière, comme les ouvriers sidérurgistes l'ont été pour le démarrage de la production d'acier. Dans les derniers plans on retrouvera les "forces vives" de la nation marchant au son d'une fanfare en un défilé que Vertov décrit comme " "un samedi communiste" géant, [...] une "journée de l'industrialisation" géante, [...] une croisade... "6. Les rumeurs, les manifestations sonores de la foule seront entendues dans cette partie au premier plan.

Enthousiasme est structuré par une opposition simple, voire simpliste, et le film progresse depuis la dépravation religieuse, solitaire et alcoolique, jusqu'à l'exaltation du travail, relayé par l'enthousiasme collectif des journées de manifestation. Les bruits participent de cette logique, tout en nous proposant une approche beaucoup plus exaltante qu'il n'y paraît.

 

Quatre axes évidents structurent le film :

- les relations image-son,

- l'ancrage socio-politique des sons,

- la musicalité bruitiste,

- l'expérimentation technique dans le domaine de l'enregistrement sonore au service d'une réflexion esthétique autant que politique.

 

Dans les quatre domaines, Vertov affirme le renversement de valeur, et le réalise avec brio pour faire de ce film un des premiers grands précurseurs de la modernité. Il impose très explicitement, et ce dès le début du film, de nouvelles consignes de lecture visant à détruire l'illusion naturaliste du médium, proposant ainsi une nouvelle perception du monde. L'œuvre fait date et s'ancre dans la mémoire des renversements perceptifs. Le traitement formel des sons, leur évolution, leur gestion temporelle déterminent un discours esthétique et politique prégnant, mais sa modernité ne sera pas facilement acceptée. Car ce n'est pas seulement l'esprit qui est sollicité, mais quelque chose de plus profond est ébranlé, au-delà des aspects idéologiques les plus évidents.

Notre approche se limitera à l'exploration de deux aspects : l'opposition thématique des deux sons emblématiques que sont les cloches et les sirènes, et la plasticité musicale des rumeurs dans la dernière partie.

 

L'opposition thématique des bruits : cloche vs sirène

" Une œuvre quelconque et a fortiori la plus révolutionnaire, ne surgit jamais dans le vide culturel. Si en effet toute création particulière s'effectue dans la lutte avec un matériau, celui-ci est toujours le matériau d'une époque, à la fois prélevé sur une nature géographiquement marquée et portant l'empreinte indélébile de la culture qui l'a engendré. "7

L'ancrage socio-politique des sons est un élément majeur de la mise en scène du film. Tous les sons font référence à leur origine socio-politique, ou sont en mesure d'en produire les marques. Cela apparaît clairement énoncé dans la Marche sonore8 où Vertov décrit ce que devait être la partition sonore d'Enthousiasme. On relève ainsi comme bruits évoqués et réellement enregistrés dans un ordre chronologique : " le tic- tac d'une montre tel le battement d'un cœur ", " le premier coup de la cloche d'une église ", " carillon de fête ", " des fragments d'office divin ", " un gémissement funèbre ", " des pas résonants montant un escalier ", " Le mugissement d'une sirène d'usine ", " le bourdonnement d'un moteur ", " le souffle de l'usine " et " le bruit de fond de l'usine ", " des cris d'enthousiasme ", " La pulsation de la centrale ", " cette pulsation électrique ", " la revue générale des sons de l'usine... bennes et haveuses, foreuses, marteaux pilons, tracteurs, laminoirs... les trains... s'enfonçant à toute vitesse ", etc.

On remarque qu'il n'y a pratiquement aucun son de nature ni de son urbain. Exceptés les cris de femmes, les bruits proviennent donc quasi exclusivement de l'univers industriel (sidérurgie, mine, forge, etc.) ou des clameurs de foule. Les autres sons se répartissent en quelques rares discours politiques, des chants et des musiques.

En jouant sur la référence indicielle des sons, tout le film développe une pédagogie de l'écoute, bâtie sur le renversement de valeurs. Deux sons apparaissent alors plus prégnants et plus récurrents que les autres, les sons des cloches d'église et ceux des sirènes d'usine ou de locomotive. Vertov renforce l'opposition thématique entre ces deux sons par un traitement spécifique tant sur le plan des relations audio-visuelles, du montage, que sur celui de leur substance.

Si les sons de cloches et leurs mouvements sont les éléments majeurs de la première partie d'Enthousiasme, essentiellement voués aux dérèglements visuels et sonores qu'ils tentent d'imposer aux spectateurs, c'est un coup de sifflet de la sirène, puissant, long, en un seul plan de sept secondes, qui vient rompre le flot d'images incohérentes du début de la première partie et inaugurer un monde stable, dynamique, et affirmé. De ces deux catégories de sons naissent toutes les oppositions sonores qu'elles subsument. Elles symbolisent tout le conflit mis en scène dans le film. Dans tout ce qui les distingue se joue la transformation d'une société capitaliste en une société communiste, d'une dictature tsariste en une dictature prolétarienne, s'esquissent un changement de culture et une révolution esthétique.

Dans la symbolique des sons établie par le musicologue R. M. Schafer9, on remarque qu'il oppose le son de cloches à celui de la sirène en fonction des oppositions suivantes :

- cloche vs sirène ;

- protection vs discorde, détresse ;

- centripète vs centrifuge.

L'opposition rejoint celle de l'origine des sons : sons ruraux pour la cloche opposés aux sons urbains pour la sirène. Dans ce système de valeurs, la sirène est uniquement pensée comme sirène d'alarme (les pompiers, la police), et non comme une sirène d'usine ou de chantier. L'analyse de R.M. Schafer est bien subjective et culturelle. Vertov va tenter d'inverser de telles connotations, la sirène n'est plus centrifuge mais centripète10, elle rassemble les ouvriers, oriente leur action. Au contraire, les sons de cloche seront mis en scène pour être ressentis par les spectateurs comme déstabilisateurs, déstructurants, catastro-phiques.

Dans le traitement que Vertov fait subir aux sons on relève :

- les distorsions par pleurage, ou ralentissement, comme pour les sons de cloche, et pour la transition entre une volée de carillons et les pleurs de femmes.

- les effets de cacophonie11 sonore provoquée par une concaté-nation et un amalgame de genres, de rythmes, de tempi musicaux...

- les effets de résonances : pour des chants religieux, des pleurs et des chansons d'ivrognes.

Ces déformations sont soit volontaires et explicites comme celles affectant les carillons, le concert cacophonique, les pleurs et les cris, soit plus ambiguës quand il s'agit de résonances comme celles affectant les chants religieux et les pleurs. Les résonances, en effet, ne semblent pas dues à une manipulation du matériau après enregistrement, mais au procédé de captation lui-même. Peut-on, néanmoins, affirmer que la mise en scène en est la cause ? La position du micro dans une église va, selon la proximité de la source, générer un plus ou moins grand effet d'écho : l'espace intervient ici comme un élément perturbateur du son. Compte tenu de la qualité des enregistrements musicaux (les chants et les fanfares civiles ou militaires) qui constituent une grande partie de la bande son, on peut considérer que cet effet a sans doute été consciemment perçu et recherché par Dziga Vertov.

Les sons de cloche sont distordus (par pleurage et ralentissement) et assemblés de telle sorte qu'ils ne sont plus prévisibles et que les effets de nœuds harmoniques et de battements apparaissent comme propagateurs de troubles perceptifs. Ils sont à rapprocher des résonances affectant la plupart des autres sons, et renvoient aux images d'ivrognes titubants qui viennent ponctuer symboliquement les scènes de dévotion. Il n'y a plus d'image stable, ni sonore, ni visuelle. Tout un monde vacille, au sens propre comme au figuré, puis s'effondre. Vertov nous plonge dans un chaos et une ivresse sonore et visuelle reprenant formellement la thématique globale ainsi décrite par l'auteur lui-même au sujet de la première partie : " beuverie, scandales, sanglots de femme, noceurs, perte de conscience, têtes fracassées... "12.

On a là un traitement sonore qui est devenu depuis un grand classique, pour ne pas dire un stéréotype du cinéma de fiction. La perte de connaissance, le trouble perceptif d'un personnage sont bien souvent ainsi exprimés. Les effets de résonances et d'échos, les déformations d'un son, par ralentissement ou pleurage, sont ce que l'on attend, et entend d'une auricularisation interne (audition subjective) dans le cinéma classique. Mais les caractéristiques sonores, et la musicalité propre à ces sons vont venir soutenir et renforcer ces sensations.

 

La musicalité bruitiste du film

Enthousiasme développe un renversement systématique de la valeur musicale des sons. Il dévalorise la musique religieuse et travaille les bruits du prolétariat ouvrier et paysan dans de toutes nouvelles dimensions plastiques et musicales.

En effet, sur un plan musical, les sons de cloches sont caractérisés par P. Schaeffer comme appartenant aux sons excentriques. Ils sont - précise M. Chion - des sons " qui présentent un défaut d'équilibre dans le sens d'un excès d'originalité et de complexité "13, et dont le type est la "grosse note", celle-ci se définissant comme " un son excentrique qui présente une variation "à la fois lente et multiple mais liée" "14. Les sons de cloches fortement timbrés sont très riches en harmoniques. Or, explique Serguéï Eisenstein, " aussitôt les harmoniques perçus conjointement au son fondamental, on ressent alors également des battements, c'est à dire un genre de vibrations qui à nouveau ne sont plus ressenties en tant que sons ; l'impression reçue devient un "ébranlement" purement physique ".15

À l'excentricité et à la complexité harmoniques, à la variation perpétuelle, décuplée par des déformations, Vertov oppose la sirène, sa permanence, sa simplicité, sa constance. Elle apparaît comme le signal et le symbole de l'enthousiasme que le film doit susciter auprès des travailleurs russes démotivés de la fin des années vingt : " le signal de l'offensive : une sirène aiguë et prolongée "16. Pour P. Schaeffer la sirène est classée dans les sons redondants, " caractérisés par une variation en tessiture lente, continue, prolongée et régulière "17. Ces caractéristiques seront toutes développées par Vertov comme une part essentielle des fondements du dynamisme social qu'il va s'attacher à mettre en scène sous ses multiples aspects dans la suite du film.

Vertov a donc d'emblée réalisé une approche très complète et très cohérente, utilisant toutes les ressources, encore insoupçonnées dans l'univers du cinéma, d'une analyse musicale bruitiste.

Dans le traitement sonore de la deuxième partie, les bourdonnements et les sirènes, qui sont eux d'indéniables bruits, s'affirment en tant qu'instruments. Leurs différentes tonalités vont d'ailleurs constituer une gamme dont Vertov va jouer en faisant appel à un compositeur. Il demande ainsi à Timoféoviev une mélodie de sirènes qui traite les sons-bruits comme des notes et respecte l'écriture musicale traditionnelle. On retrouve là une approche musicale bruitiste telle que Varèse et Russolo l'ont expérimentée quelques années auparavant. Le compositeur écrit, directement sur bande optique, une musique de sirènes se prolongeant en bourdonnements qui vont couvrir la longue séquence de départ des ouvriers vers le Donbass.

La deuxième caractéristique de ce traitement musical touche à la durée, et c'est là une autre originalité du travail sonore de Vertov. En effet, les bourdonnements nous entraînent dans une série de micro-modulations qui, du fait justement de la durée, et malgré la piètre qualité acoustique de l'enregistrement, nous livre intimement à la matière sonore, à ses inflexions et à ses fluctuations. Alors que les images ne représentent, en ce début de séquence, que des vues encore extérieures aux usines, les spectateurs peuvent ressentir physiquement et directement dans leur corps les vibrations en son off des machines. Vertov nous fait éprouver un fort sentiment de proximité physique avec la "pulsation électrique", la "pulsation de la centrale". C'est à une véritable et évidente mise en résonance physique des spectateurs que le réalisateur se livre. Mais il produit l'effet inverse de celui mis en scène avec les sons de cloches. Les moteurs, et leurs pulsations lentes, bien plus proches des fréquences basses affectent l'ensemble du corps des spectateurs qu'ils mettent en résonance harmonique grâce à la longue durée de leur perception. Or le propos de cette séquence est bien d'inciter les travailleurs à se mobiliser et à se mouvoir vers les pôles industriels du Donbass.

Le troisième élément notable est la grande quantité de clameurs de foule, " Vivats ", " Hourras ", ainsi que les applaudissements accompagnant les slogans. On y ajoutera aussi, parce qu'ils en sont très proches dans leur structure, les galops de chevaux de la cavalerie qui défile dans un des derniers plans de la deuxième partie. Tous ces sons renvoient à l'immensité d'une foule dont aucun élément ne serait perceptible individuellement. Ils se définissent comme des accumulations de grains, c'est-à-dire comme le produit de causes multiples mais semblables18. Tous ces " cris d'enthousiasmes " sont traités sur le plan sonore (mais aussi visuel), comme ils le seront par Y. Xénakis quelque trente ans plus tard, sous forme de nuages de notes, et de glissandi. " Parmi les processus sonores qui ont toujours hanté le compositeur, se trouvent "les états massiques", c'est-à-dire ce qui se perçoit avant tout globalement, ce dont il est impossible de rendre compte par une analyse des microstructures, ce qui dans son entier n'est pas réductible à la somme de ses éléments. Ce sont par exemple, des "amas de son", des nuages de sons ponctuels "19. À ce titre, le choix de la cavalerie, dont le bruit explose en un nuage sonore de sabots claquants sur les pavés, sans que le spectateur ne puisse en comprendre la cause avant la fin du plan20, est à notre sens exemplaire d'un tel traitement. Une nouvelle conception de la musicalité peut alors naître chez l'auditeur-spectateur.

Dans cette partie, Vertov fond les individus en une collectivité laborieuse et volontaire, il en fait une ruche vivante et vibrante. Ce qui sur le plan sonore, comme on vient de le voir, se traduit par une continuité et un grain qu'il module en permanence depuis les glissandi jusqu'aux pizzicati et inversement. Ainsi, il y a des clameurs de foule, mais elles sont occultées par la masse dont elles proviennent, et sont donc indifférenciées, "l'individu" est présent seulement comme un "grain de matière". Si les seuls leaders ont droit à une existence individuelle, leur personnalité s'efface derrière leur fonction ou le symbole. On n'est donc jamais en présence d'une personne particulière, mais, au contraire, d'un élément constitutif d'un ensemble. Ensemble qui, lui, sera nettement identifiable, car repris et décliné sous ses multiples aspects : manifestations, défilés, meetings, etc.

L'originalité du traitement sonore se trouve encore renforcée au milieu du film, dans les scènes d'aciéries et de forge. Dans une séquence, dont les images décrivent le travail de l'acier à la sortie des hauts-fourneaux, on entend seulement les clameurs dfoule de manifestants lors d'un meeting. Ces clameurs vont se prolonger, puis se métamorphoser lentement en une rumeur, qui bientôt ne se différenciera plus des chuintements de l'acier en fusion et de sa circulation dans les coulées et les couloirs, où il est laminé et formé. On passe donc, de manière continue, d'un effet de contraste entre le son et l'image, explicitement non synchrone, à un effet de synchronisme sans aucune rupture audible entre les deux. On a là une véritable transformation en continuum, une mutation de la pâte sonore originelle provenant de la foule, aux micro-granulosités encore perceptibles, en un long glissando émanant de l'acier en fusion. Ce traitement est alors très proche de celui que Xénakis fait subir aux sons instrumentaux dans le début et la fin de Metastasis : " Outre les états sonores massiques, ce qui obsède Xénakis, ce sont aussi des "transformations graduelles" qui font passer subrepticement d'un état sonore à l'état contraire : par exemple le passage de la continuité (glissando) à la discontinuité (pizzicato), de l'immobilité au mouvement, ou encore d'un rythme régulier à un rythme aléatoire (de l'ordre au désordre) "21.

On peut considérer Enthousiasme comme un précurseur des œuvres de musique concrète des années 1950-60. Le film pourrait figurer sans complexe au panthéon des œuvres d'art du patrimoine de la musique électroacoustique. L'on doit alors reconnaître que Vertov ne s'adresse pas avec le son à notre réflexion, mais à notre corps, à son grégarisme fondamental, car comme le dit F. Bayer : " La perception des clusters, des glissandi, des nuages de sons, ainsi que des mouvements qui leur sont liés, est donc une perception qui, au-delà de sa dimension strictement auditive, sollicite une attention et une participation active de tout notre corps ; on peut donc parler, à ce sujet, d'un ancrage corporel de ces structures figurales élémentaires de type continu dans les profondeurs de notre "sentir originaire" "22. Ce processus va à l'encontre de tout un système de valeurs esthétiques figées. Il suppose curiosité, ouverture d'esprit, confiance, qui ont à voir avec des valeurs d'ouverture et d'altruisme. C'est toute une attitude, une "manière" d'être au monde que Vertov bouleverse si l'on veut (ou peut) oublier le propos idéologique. Edgar Varèse note ce plaisir des sens accessible à celui qui s'abandonne et qui ose oublier les références : " Une œuvre qui paraîtra claire et transparente à l'auditeur intelligent ou intuitif qui s'abandonne entièrement au plaisir de ses sensations, paraîtra complexe, aride et agressive au pédant entiché de références. "23

 

Au centre de cette révolution de l'écoute que nous propose Vertov, et bien au-delà du discours manichéen porté par le film, voire en contradiction ouverte avec son idéologie pour le spectateur d'aujourd'hui, c'est l'autre qui est l'objet central et le sujet d'Enthousiasme. Autre de la perception, autre de l'écoute, autre de la musique. Avec les bruits comme musique, comme harmonie, comme silence, enfin perçus dans leur inimaginable et inépuisable plasticité.

Le "bruit" dans son inquiétante étrangeté, ou dans sa plus banale familiarité, sollicite en permanence de multiples possibilités d'écoute. Faire écouter le "bruit", et le cheminement de son écoute, ne serait-il pas alors un acte créateur en soi ? Puisque c'est aussi un acte de déplacement permanent de l'attention, un trajet ouvert vers l'autre. Le "bruit", et le travail spécifique de son écoute, toujours renouvelée, toujours déplacée du fait de la nature même du "bruit", sont un des moteurs les plus stimulant et discret du cinéma. Mais il ne faut pas oublier que le "bruit" n'est jamais là où on l'écoute, car écouter un bruit c'est évidemment, au-delà du choc de sa reconnaissance, ne plus l'entendre comme tel.

 

1 Tout est bruit pour qui a peur. Pour une histoire sociale du son sale, éd. TUM/Michel de Maule,1999, p. 393.

2 Thierry Millet, "Penser le "bruit"", Actes du colloque Nouvelles approches, nouvelles images, sous la dir. de C. Murcia, O. Bächler, F. Vanoye, co-édition, Afeccav/Bifi/L'Harmattan, Paris, 2000.

3 Michel Chion, Guide des objets sonores, éd. INA/Buchet Chastel, Paris, 1983.

4 Nous reprenons ici le découpage de l'auteur. Dziga Vertov, Articles, journaux, projets , éd. U.G.E., 10/18, Paris, p. 388 à 391, 1972.

5 Ibid.

6 Ibid. , p. 391.

7 Raymond Court, Adorno et la nouvelle musique, éd. Klincksieck, Paris, 1971, p. 79.

8 Dziga Vertov, opus cité, p. 385 à 388.

9 R. Murray Schafer, Le Paysage sonore, éd. J.C. Lattès, Paris, 1979, p. 247.

10 Eisenstein en avait déjà fait de même dans Octobre, où les sirènes des usines et les sifflets des locomotives appelaient les ouvriers à la défense de Saint-Petersbourg contre le général Kornilov.

11 Cet effet cacophonique semble être autant le produit d'un montage cut et extrêmement rapide de sons discordants que de l'enregistrement de plusieurs instruments jouant de manière disharmonique.

12 Dziga Vertov, opus cité, p. 389.

13 Michel Chion, Guide des objets sonores, p. 132.

14 Ibid. p. 133.

15 Serguéï M. Eisenstein, Le film : sa forme, son sens, éd. C. Bourgois, Paris, 1976, p. 70.

16 Dziga Vertov, opus cité, p. 386.

17 Michel Chion, opus cité, p. 132 et Pierre Schaeffer, Traité des Objets musicaux, éd. du Seuil, Paris, 1966, p. 449-451.

18 Cf. Michel Chion, opus cité, p. 137.

19 Daniel Durney, "Itinéraire", in Revue L'Arc, éd. Duponchelle, Aix-en-Provence, 1972, p. 4.

20 Le plan est filmé d'un point de vue tel que, par son décadrage et sa radicale plongée verticale, il dépayse les spectateurs. Le plan reste vide assez longtemps avant que n'y entrent les cavaliers, ce qui permet, enfin, au spectateur de s'orienter.

21 Daniel Durney, opus cité, p. 4.

22 Francis Bayer, De Schönberg à Cage. Essai sur la notion d'espace sonore dans la musique contemporaine, éd. Klincksieck, Paris, 1981, p. 130.

23 Edgar Varèse, Écrits, éd. C. Bourgois, Paris, 1983, p. 33. Je souligne.